L’histoire et l’historien·ne – une relation politique

Fares Damien (Basel)

Le 2 mai 2024, à l’Université de Lausanne, les étudiant·es imitant la vague lancée dès avril 2024 dans les universités américaines ont manifesté leur opposition à la guerre et au génocide en cours à Gaza en occupant le site de Géopolis.[1] Si les protestataires ont été autorisés à rester sur le campus, il n’en a pas été de même dans les autres universités et notamment dans les cantons suisses alémaniques où toute tentative de débat a été étouffée depuis octobre 2023. Dans cette contribution, nous n’élaborerons pas sur les différentes réactions des directions des universités aux différents mouvements estudiantins en Suisse. Nous nous limitons, avec ces informations à l’esprit, à une réflexion active sur la relation qui semble problématique entre activisme – appelons-le ainsi pour éviter toute confusion – et la discipline de l’histoire.

Le débat sur la relation entre science, recherche académique, production de connaissances et activisme ou politique n’est pas nouveau. Il prend cependant de l’ampleur quand l’objet politique n’est pas un objet facilement discernable, plus encore dans des institutions et établissements au cœur d’un système mondial et global reposant sur des dynamiques de pouvoir claires entre Nord et Sud, centres et périphéries, comportant notamment des enjeux financiers, économiques et politiques et donc par extension épistémologiques. Ainsi, l’objet politique et ses dynamiques dans des contextes post-coloniaux ou coloniaux, comme en Palestine, n’est pas forcément le sujet que l’historien a le plus de facilité à aborder, car il se trouve lui-même au cœur d’un mode de production coloniale. Celui-ci n’est en effet pas limité dans le temps, et ne s’arrête pas avec les décolonisations – d’autant que ce processus n’est pas encore achevé dans plusieurs régions. Il s’étend à toute forme de production dépendant d’un régime économique et intellectuel construit sur des interdépendances issues des rapports de domination coloniale[2]. Pratiquer l’histoire dans un espace académique héritier d’un passé colonial est donc aujourd’hui inimaginable sans la prise en compte de ce même passé. Cela est notamment vrai dans les études historiques qui portent, directement ou indirectement, sur les espaces coloniaux, comme les « area studies ».

Ce contexte politique semble peut-être déconnecté du débat que nous adressons, ou n’y être que secondaire, mais en réalité, il en est l’élément central. En effet, la recherche, même quand elle tente d’être d’objective et impartiale, n’échappe pas à ces dynamiques de pouvoir. Elle en est bien au contraire fortement dépendante. Cela nous mène donc à la question principale que nous posons : quelle relation y a-t-il entre activisme et recherche, notamment dans le travail historique ? Cette relation n’est pas uniquement superficielle, elle est bien réelle, tant notre discipline est vivante et dynamique.

Pour y répondre, il faut revenir sur les mots employés. L’activisme n’est pas le seul terme pour parler de cette relation. Il serait plus constructif de prendre en considération d’autres qualificatifs qui permettent de la saisir ; militantisme, engagement politique, positionnement, etc. que de termes utilisés afin de qualifier une personne dont la vision du monde et de la société se traduit dans leur production intellectuelle, enseignements ou cadres analytiques. De plus, il semble qu’une recherche linguistique plus développée sur l’usage du mot en langue française s’impose, car l’usage fréquent du terme définissant un membre actif d’une association et venant de l’anglais n’est pas encore une entrée dans les dictionnaires[3]. Dans un souci de clarté et pour faciliter la lecture, nous utiliserons « activiste » pour les acteurs engagés dans une lutte politique et sociale.

Cette relation activiste-chercheur n’est pas à même de remettre en question le statu quo, chose prouvée et vécue dans les milieux universitaires suisses et dans les mouvements étudiants. Les lettres ouvertes pour un cessez-le-feu et contre le génocide à Gaza depuis octobre 2023 en sont un exemple. D’autres exemples à l’Université de Bâle ou de Berne ont clairement montré que le profil d’activiste-chercheur pouvait faire certaines concessions quand l’objet de l’activisme relève d’un espace “lointain” hors de “sa juridiction”. Il devient donc important, dans ce cas, de cerner le type d’activisme qui pose problème, en sachant que toute forme en pose à des degrés différents, dans un environnement académique fragile refusant de se heurter à ce qui pourrait remettre en question certaines dynamiques politiques et historiques relatives à la Suisse et à un réseau de relations et de dynamiques d’oppression et de pouvoir[4]. Elles pourraient notamment ouvrir la porte à des remises en question des origines de ce même système qui semble fonctionner tant que tout incident problématique est mis aux oubliettes.

Il semble que le problème posé par les rectorats, en réaction à la pression politique dominante, soit celui de la différence entre une recherche “scientifique” et une autre “engagée”[5]. Pourtant, la communauté historienne s’accorde sur le fait qu’un travail de recherche “scientifique” doit prendre en compte des faits historiques, des archives et des données, et que chercher à cacher des faits ou ignorer est problématique et contrevient à l’honnêteté intellectuelle. En effet, l’objectif de la recherche est de mettre toutes les cartes sur la table et de les expliquer, d’une manière ou d’une autre, afin de créer un récit qui s’argumente autour d’éléments basés sur des archives, témoignages, images, etc. Dès lors, ne pas reconnaître les relations de pouvoir sous-jacentes et se limiter à ces faits historiques sortis de leur contexte plus global ne serait pas très scientifique. Ainsi, l’engagement politique ne limite pas nécessairement cet effort scientifique ; tout au contraire il l’encourage, le motive, le pousse à aller plus loin. Cependant, les contestataires de cet engagement se prononcent le plus souvent quand celui-ci remet en question leurs propres engagements politiques et opinions qui souvent omettent l’élément susmentionné des relations de pouvoir, et notamment dans la lecture et l’écriture de l’histoire.En d’autres termes, quand la recherche remet en question les piliers de la structure dominante, elle devient un danger à contenir et neutraliser.

En conclusion, le travail  de l’historien·ne est de sortir des oubliettes de l’Histoire ce qui a été oublié, effacé, que ce soit volontairement ou par mégarde. En effet, l’oubli n’est pas nécessairement involontaire, mais comme la mémoire, dont il fait partie, il est aussi bien politique et politisé[6]. Il en est ainsi de l’histoire. De ce fait, l’engagement politique de l’historien·ne devient un droit naturel, celui d’amorcer différemment certaines thématiques, de remettre en question des faits établis par une nouvelle découverte ou lecture, d’écrire et réécrire autant de fois que nécessaire le récit des succès, mais aussi des défaites et erreurs. Marc Bloch l’illustre très bien. Le fondateur des Annales, combattant engagé et résistant, exécuté à Lyon en 1944 par la Gestapo en est un exemple parmi d’autres, peut-être le plus pertinent pour le lectorat. L’œuvre ou la recherche scientifique de l’historien a été dissociée du combat ou de l’engagement politique du citoyen[7]. Et, tout comme le résistant est encombrant, il en va de même pour ce que nous appelons aujourd’hui l’activiste. Dans cette perspective, il faut que l’historien·ne affirme son droit à remettre en question les injustices passées ou actuelles, non pas pour retourner à un passé trop idéalisé, mais bien pour construire un présent et surtout un futur – lui aussi objet historique – en en comprenant les différents mécanismes sociétaux. Tel est le métier d’historien, nous le rappelait «Narbonne».


[1] https://www.rts.ch/info/regions/vaud/2024/article/les-activistes-pro-palestiniens-autorises-a-occuper-un-batiment-de-l-unil-jusqu-a-lundi-28490162.html, 3.5.2024, (29.9.2024).

[2] Fares Damien, «Archives, the Digital Turn, Movement, and Postcolonial Peripheries», in Denise Bertschi et al. (éd.), Unearthing Traces. Dismantling Imperialist Entanglements of Archives, Landscapes, and the Built Environment, Lausanne 2023, 61–73, https://doi.org/10.55430/6638va01 (29.9.2024).

[3] Élisabeth Longuenesse, «Du militantisme à l’activisme, remarques sur la circulation de quelques mots entre le français, l’anglais et l’arabe», Revue internationale de politique comparée, 25/1–2 (2018), 83–103, DOI: 10.3917/ripc.251-252.0083 (29.9.2024).

[4] Denise Bertschi, «Echoing Swiss Coloniality. Land, Archive and Visuality between Brazil and Switzerland», PhD thesis, EPFL/Université de Genève, 27.6.2024.

[5] Voir les plusieurs articles rédigés par le Basler Zeitung entre novembre 2023 et juin 2024 à Bâle à titre d’exemple : Rico Bandle, «Basler Forscher behauptet, Israel greife Palästina mit Wildschweinen an», Tages-Anzeiger, 11.11.2023, https://www.tagesanzeiger.ch/israel-news-basler-forscher-behauptet-israel-greife-palaestina-mit-wildschweinen-an-166746340873, (29.9.2024); Benjamin Wirth, «Gegen politischen Aktivismus – und ein Bekenntnis für die Sicherheit Israels», Basler Zeitung, 14.12.2023, https://www.bazonline.ch/baselland-streicht-swisspeace-gelder-gegen-politischen-aktivismus-und-ein-bekenntnis-fuer-die-sicherheit-israels-656140067417, (29.9.2024); Alexander Müller, «Dies mache ich mir zum Vorwurf», Basler Zeitung, 29.1.2024, https://www.bazonline.ch/uni-rektorin-ueber-urban-studies-dies-mache-ich-mir-zum-vorwurf-920293344913, (829.9.2024); Sebastian Schanzer, «Studierende fordern eine Erklärung der Uni-Rektorin», Basler Zeitung, 5.2.2024, https://www.bazonline.ch/debatte-ueber-postkolonialismus-studierende-fordern-eine-erklaerung-der-uni-rektorin-326870266916, (29.9.2024); Sebastian Briellmann, «Am liebsten hätte ich diese Plakate eigenhändig entfernt …», Basler Zeitung, 24.5.2024, https://www.bazonline.ch/illegale-uni-besetzung-jetzt-spricht-andrea-schenker-wicki-871944821641, (29.9.2024).

[6] Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past. Power and the Production of History, Boston 1995, 31–69.

[7] Fabienne Federini, «Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance », Lectures, 29.4.2006, DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.287 (20.6.2024).