La confédération en 1479 et l'europe à la fin du 20e siècle - Réflexions sur l'invention et la représentation de pays

(Die Eidgenossenschaft 1479 und Europa am Ende des 20. Jahrhunderts : zur Erfindung und Repräsentation von Ländern)

Dans son article, l’historien Claudius Sieber-Lehmann s’interroge sur la nature des représentations imagees et des formes geometriques qui impregnent notre perception des contrees et des pays; dans cette perspective, il tente de decrire une double strategie de positionnement au centre de l’Europe et de delimitation face à l’exterieur. L’auteur propose de traiter deux exemples concrets: l’oeuvre de Albrecht von Bonstetten «Superioris Germanie Confederationis descriptio» datee de 1479, et l’affiche intitulee «Regard sur l’Europe» que le grand magasin Globus utilisa, en 1992, dans le cadre d’une semaine promotionnelle. Ces deux sources sont soigneusement decrites et analysees à la lumiere de la question suivante: comment la Confederation et l’Europe sont-elles representees, en 1479 et 1992, sur le plan de l’image, et de quelle maniere sont-elles delimitees vis-à-vis de l’exterieur?
Bonstetten, doyen du couvent d’Einsiedeln, esquisse, ä l’aide de representations traditionnelles, de donées geographiques et d’un discours de legitimation religieuse, une Confederation qm se distingue ostensiblement d’une Europe dominee par les principautes et les monarchies. En meme temps, il insere la «Superioris Germanie Confoederatio» dans le modele judeo-chretien dejä existant, en la celebrant comme une nouvelle Jerusalem, au centre de laquelle figure la «regina montium» (Rigi). Sur le plan visuel, il dresse d’abord une carte astronomique, puis se refere dans un deuxieme dessin à la «mappa mundi», type fortement repandu au Moyen Age, qu’il esquisse en forme de roue avec un T de subdivision.
Le troisieme dessin etablit pour sa part un lien entre la «mappa mundi» et le type de cartes «in situ». Quant au quatrieme, il resume les cartes precedentes et revient à la premiere representation en faisant allusion, par une esquisse en forme de cercle, aux cartes fictives de Jerusalem. La Confederation se transforme ainsi en centre religieux de l’Europe. Le texte adopte la meme Strategie: il montre, d’une part, que la Confederation s’inscrit dans une representation traditionnelle, d’autre part, qu’elle represente quelque chose de particulier. Ce procede se revele en particulier par l’utilisation du pronom «Nous». Alors que la legende de la troisieme esquisse se refere à «nos Theutones», la quatrieme evoque la «montana nobis vicina», les Confederes prenant ainsi inopinement la place des «Theutones».
Comment un pays se delimite et se positionne-t-il? Cette question est egalement au coeur des debats actuels sur le «pays» de l’Europe. L’affiche du grand magasin Globus «Regard sur l’Europe», utilisee en 1992 à des fins publicitaires, rappeile – certainement involontairement – les representations de Bonstetten: elle montre une Europe dans un cercle forme de douze etoiles, faisant penser par lä meme aux contours du cercle de Bonstetten evoquant la Confederation. Si la vision de Bonstetten reflete plutôt un signe de piete emouvante, et par consequent excusable, l’image actuelle cause quelques difficultes. Le cercle, en tant que Symbole geometrique de la perfection, parait certes convaincant, mais il pose rapidement la question de la localisation du centre. On apercoit, pres du centre de l’affiche, Berlin, dont la position au coeur de l’Europe susciterait vraisemblablement des sentiments contrastes chez les politiciens europeens. Et pendant que la frontiere est clairement tracee à l’Ouest par la mer, la delimitation se revele plus problematique à l’Est. Où s’arrete le cercle, oü se termine l’Europe? Directement apres Moscou? Cette question n’est pas près de recevoir une reponse. On pourrait cependant envisager une figure polycentrique, à l’image de l’Empire medieval et de ses centres en perpetuelle mutation. On pourrait egalement envisager une forme moderne du caractere «itinerant» de la royaute medievale: les representants et les representantes des pouvoirs decisionnels europeens se rencontreraient ä tour de röle dans les diverses metropoles; des lors, ce n’est plus le centre du drapeau, mais le cercle d’etoiles qui constituerait le Symbole de la structure administrative de l’Europe.
La comparaison entre un texte erudit du Bas Moyen Age et le projet plein de defis d’une Europe en voie de formation met en exergue d’etonnantes analogies: ce qui fait figure chez Bonstetten d’un bricolage intellectuel issu de la naissance du Systeme des Etats europeens, se revele, ä la fin du 20e siecle, un phenomene encore actuel, aussi bien sur le plan des representations que sur celui de la politique concrete.

Erschienen in: traverse 1994/3, S. 178