Le langage de la violence. La symbolique du corps dans les conflits conjugaux à l'epoque moderne

(Die Sprache der Gewalt: Körpersymbolik in ehelichen Auseinandersetzungen im Frankreich der Frühen Neuzeit)

Fondée sur une analyse croisée de sources judiciaires provenant des archives du Parlement de Paris et de sources narratives (en particulier d’occasionnels), la présente étude analyse la signification sociale de la violence conjugale, aussi bien masculine que féminine, en France, à la fin du 16e siècle et au dé-but du 17e siècle. Dans la littérature narrative tout comme dans les procès judiciaires, suivant quelle émane du mari ou de la femme, la violence conjugale s’inscrit dans des conceptions très différentes. Ainsi la violence masculine fait partie intégrante de l’ordre du mariage qui reconnaît au mari un droit de correction. Or, tout incontesté quil soit, ce droit de correction fait toutefois débat à partir du 16e siècle et de nouvelles limites lui sont assignées. Discours normatifs et pratique judiciaire saccordent notamment pour ne plus tolérer l’homicide de la femme, même quand celui-ci est censé être intervenu à la suite d’une correction.
Tandis que le meurtre de l’épouse par son mari y apparaît généralement comme un excès par rapport à une violence par ailleurs légitime, le meurtre du mari par la femme apparaît, quant à lui, comme une atteinte à lautorité du mari et comme un renversement de la hiérarchie conjugale. Dans ce contexte, la symbolique physique de la violence conjugale est particulièrement parlante. Quand il est possible de connaître les détails des violences exercées par une femme contre son mari, il apparaît quil sagit presque toujours de violences exercées contre la tête ou la gorge. Ce sont presque les seules parties du corps qui sont explicitement nommées et où sont localisées les blessures. Or, la tête le «chef» dans le langage de l’époque, siège de la volonté et de lintellect, représente lune des métaphores les plus couramment employées pour dési-gner le pouvoir marital. De plus, la métaphore de la tête qui règne sur le corps sert à lier la domination du mari sur la femme à celle du roi sur ses sujets et à celle du Christ sur son Eglise. Toute attaque contre la tête est donc haute-ment symbolique et est interprétée comme une attaque contre lautorité du mari. Quand il sagit de violences perpétrées par le mari, par contre, ce sont des blessures multiples et disposées sur tout le corps qui prédominent. De tels actes, à lopposé dune violence ciblée, témoignent d’une mainmise (au sens propre du terme) sur toute la personne, présentant un lien structurel avec le droit de correction. Telle quelle est représentée dans la littérature narrative et dans les procès devant le Parlement de Paris, la violence conjugale semble donc constituer un véritable langage, porteur de messages différents suivant les sexes. Or, la signification sociale de cette violence ne se constitue pas uniquement à travers les actes de violence proprement dits, mais au moins autant à travers les horizons dinterprétation que ceux- ci rencontrent. C’est à travers ces schémas de perception qu’un acte de violence devient un geste.

Erschienen in: traverse 2005/2, S. 27