Citoyens d'honneur ou "chiens d'étrangers"? "Être étranger" au 19e siècle

(Ehrenbürger oder "fremde Hünd"? : zu einigen Aspekten des "Fremdseins" im 19. Jahrhundert)

Dans cet article, l’historien Martin Leuenberger s’est donne pour propos une reflexion sur la maniere dont les «etrangers» furent percus, juges, et selon les cas «pré-juges» dans le canton de Bâle-campagne au cours du 19e siecle. En prenant pour exemple deux groupes distincts – les Republicains allemands et les Juifs francais – il montre que le fait d’«etre etranger» et le «caractere etranger» resultent de constructions socioculturelles propres à nos societes; par ailleurs, les «etrangers» eux-memes n’agissent que tres faiblement sur l’evolution de cette construction.
En raison de la repression qui suit les arretes de Carlsbad en 1819 et de la nouvelle vague d’action repressive qui accompagne les fetes de Hambach en 1832, de nombreux Allemands liberaux et republicains se refugient dans la partie nord de la Suisse occidentale. Ceux-ci privilegiert les regions peripheriques, en particulier le long de la frontière du Rhin, ces regions etant plus facilement accessibles et representant un terrain d’operations propice pour les exiles politiques. Pour illustrer son propos, l’auteur examine les festivités du 4 juillet 1848 à Wartenberg, près de Muttenz, commemorant l’independance americaine. Ces evenements tendent à montrer que, dans le canton de Bâle-campagne, qui met en relief son propre passe révolutionnaire, on manifeste certains egards, voire meme du respect envers les Republicains allemands. Plusieurs refugies allemands acquierent le droit de citoyennete bâlois, d’autres entretiennent d’excellents rapports avec l’elite politique du jeune canton. Quant à la population, eile apporte son soutien à ce «rendez-vous paneuropéen» – comme le designe Adolf Muschg. Les aubergistes sont de toute maniere ravis, leurs etablissements regorgeant de monde.
Un tout autre destin artend les Juifs qui fuient l’Alsace en 1848 ä la suite de ce qu’on appelle le «Judenrumpel». Les reactions d’exclusion et de rejet dont ils fönt l’objet sont sans nuance. Meme les peres fondateurs du nouveau canton ne les menagent pas, et ceux qui leur emboitent le pas sont nombreux. Ce qui ajoute ä la colere est Fintervention des representants officiels francais: ceux-ci avaient entrepris des demarches en faveur de Juifs alsaciens – par exemple les freres Alexandre et Baruch Wahl – qui souhaitaient acheter un immeuble dans une commune bäloise. Leur demande est refusee par les autorites bäloises qui justifient leur decision en declarant que l’achat d’un immeuble constitue une forme camouflée d’etablissement. Lorsque la legation francaise à Berne veut s’interposer avec fermete, le debat prend une nouvelle toumure. «Pourquoi s’est-on separe des Bâlois, si c’est au tour de l’ambassade francaise de dicter desormais sa loi?», s’exclame le public. Le conflit se transforme en une «affaire nationale», les Juifs devenant un «danger» pour le pays. Dans la region de Bâle, on crie au «peril juif», comme si des milliers de familles juives s’appretaient à se rendre dans le nouveau canton: en realite, on compte seulement quinze Juifs vivant dans la campagne bâloise en 1850. Ceux-ci sont consideres par la population comme une «race interieure». Les Juifs ou plutôt le type du «Juif eternel» – image elaborée au 19e siècle – s’apparentent des lors à d’autres minorites ethniques traditionnelles; même assimilés, ils ne peuvent s’integrer au concept d’Etat national. En revanche les Republicains allemands arrivent en qualite d’exiles politiques et de bourgeois radicaux, à une epoque où l’«exil politique» a bonne presse. Mais il y a plus: ces réfugies sont enrôlés comme instituteurs dans un nouveau canton, qui, s’etant separe de la ville, aspire ä mettre sur pied une nouvelle infrastructure. Par ailleurs, la «culture revolutionnaire», en vogue aupres de la population locale, explique pour une bonne part le bon accueil reserve aux Republicains allemands dans le canton de Bâlecampagne. Les Bâlois connaissent les chansons revolutionnaires, qu’ils chantent en choeur avec les Allemands. Les Juifs n’ont rien de comparable ä offrir, c’est tout au moins ce qu’on prétend.
Les Republicains allemands et les Juifs – deux groupes non identiques mais tous deux etrangers dans le nouveau canton – sont consideres de maniere fort differente et suscitent des reactions opposees. L’idee d’un canton «terre d’asile» ne se refere qu’à une seule tradition: celle des Republicains allemands. En revanche, l’histoire fait silence sur rattitude antijuive qui a prevalu dans le canton au milieu du 19e siecle.

Erschienen in: traverse 1994/3, S. 161