«Legères brimades» où «sevices graves». Apprehender la legitimité et l'illegitimité de la violence conjugale par les procès en divorce luçernois des années 1940

(«Leichte Tätlichkeit» oder «schwere Misshandlung»?: Deutungen legitimer und illegitimer ehelicher Gewalt in Luzerner Scheidungsprozessen der 1940er-Jahre)

Jusque tard dans le 20e siècle, la violence conjugale demeure sujet tabou. Les tribunaux pour divorce sont l’un des rares lieux où les conjoints ont effectivement parlé de violence physique. Les conjoints qui peuvent convaincre la cour qu’ils souffrent dans leur vie maritale de sévices graves, ont le droit de divorcer ou de se séparer, conformément au code civil de 1912 article 138 CC). Le tribunal de première instance de la ville de Lucerne doit également statuer sur cette question dans les cas de demandes en divorce. Durant les années 1940, 1942, et 1944, étudiées ici, la cour juge 216 cas. Parmi eux 74 femmes et 15 hommes demandent séparation pour cause de sévices graves. C’est effectivement devant le tribunal pour divorce que se confrontent les différentes représentations qui fixent la manière dont la violence conjugale est interprétée et qui délimitent les frontières entre une violence jugée acceptable ou inacceptable. Les audiences apparaissent comme des processus de communication et de prise de décision fort complexes. Les bases normatives essentielles sont celles dun Etat de droit, dont le verdict est fondé sur les normes légales et l’audition des parties. Les juges interprètent donc la violence conjugale dans le cadre de la loi, de son commentaire et de la jurisprudence fédérale. Pour interpréter cette violence conjugale, ils doivent donc suivre des lignes de conduite préétablies. A ce propos, il faut relever que le droit civil ne reconnait plus au 20e siècle, de droit de correction marital au profit des hommes, qui justifierait la violence exercée surtout par les hommes. Néanmoins, les arrêts du tribunal fédéral comme l’essentiel de la jurisprudence, jusque dans les années 1940, ne prononcent aucune condamnation sans réserve des corrections physiques.
Il est clair que la norme, qui demande des rapports non violents, se trouve dans un rapport tendu au modèle du mariage demeuré patriarcal dans le code civil. Les juges lucernois restent fidèles à ce code et n’envisagent aucune alternative à la prééminence masculine des rapports sociaux de sexe. Dans ce contexte, les formes de violence comme les coups de poing ou de pieds, apparaissent régulièrement non comme des «mauvais traitements caractérisés» mais comme de simples «rudoiements» ou de «légères brimades» En particulier, lorsque la violence s’exerce dans la vie privée, elle est rarement considérée comme violation de la «normalité». Cette attitude repose sur une représentation tranchée des sphères publiques et privées, selon laquelle le privé s’associe à la sécurité, au repos, à la paix et au sentiment de confiance. Une telle partition dichotomique de la société ne peut qu’entraîner une minimisation de la violence conjugale. En contradiction évidente avec ces représentations des juges lucernois, pour les femmes mariées passant au tribunal, gifles et coups de pieds outrepassent les bornes de la «normalité». Ces formes de violence, que les hommes exercent de manière réitérée sur leur femme, durant de longues périodes, mettent en danger l’intégrité physique de celles qui en font lexpérience et sont sources de douleurs corporelles cette douleur par le langage.
Cest ainsi que les épouses mentionnent, en premier lieu, les plaies les tâches bleues, les parties enflées, les contusions mais éludent l’expérience de la douleur. C’est pourtant bien le corps souffrant, qui rend leur mariage insupportable.
La perspective juridique sur la question de savoir où passent les frontières de la «normalité» en matière de violence, reste donc fortement inapte à faire face à cette véritable «stupeur» que provoque le vécu des douleurs corporelles.
De facto, on ne prend guère en compte les interprétations qualifiant de «sévices graves» ce que supportent les épouses. Dans six cas seulement, la cour admet ce motif de séparation.

Erschienen in: traverse 2005/2, S. 65